Michel Houellebecq est-il l’écrivain français  » resté vivant  » le plus essentiel ? Poser la question, c’est déjà y répondre, alors voyons pourquoi est-il si salutaire de se plonger dans l’oeuvre houellebecquienne. J’illustrerai mon propos à l’aide de son premier et court roman, « Extension du domaine de la lutte« , qui marque le démarrage de sa carrière publique en 1994 à trente sept ans, roman-essai qui deviendra un film de belle facture de Philippe Garel.

Nous avons d’emblée un condensé de l’œuvre houellebecquienne : le titre, magnifique et explicite, donne le  » la  » : l’existence, sous obédience technico-libérale, devient une compétition permanente dans tous les domaines de l’existence et se fait le devoir d’exhiber quelques vainqueurs pour une cohorte de vaincus. Efficacité et performance en sont les maitres-mots, la valeur d’un individu étant jugée à l’aune de sa réussite économique et de son potentiel érotique. Son approche romanesque renvoie à la trilogie sur la Technique de Jacques Ellul, oeuvre magistrale et visionnaire pourtant délaissée par tant de contemporains aux analyses obsolètes.

Ce système, doublement totalitaire ( il affecte tous les domaines et s’impose de force ), unitaire et qui tend à devenir autonome, isole progressivement les êtres humains.

Sous nos yeux, le monde s’uniformise ; les moyens de télécommunication progressent ; l’intérieur des appartements s’enrichit de nouveaux équipements. Les relations humaines deviennent progressivement impossibles, ce qui réduit d’autant la quantité d’anecdotes dont se compose une vie. Et peu à peu, le visage de la mort apparaît, dans toute sa splendeur. Le troisième millénaire s’annonce bien.

Ce fil rouge traverse tous ses romans : le système  » libéral  » ( à ne pas confondre avec libertaire, terme forgé par l’anarchiste Joseph Déjacques ) façonne les esprits au point de formater une économie psychique mondialisée. Voir son oeuvre adulée par les mass-médias de droite et décriée par ceux de gauche n’est d’ailleurs pas le moindre des paradoxes générés par son oeuvre !

De tous les systèmes économiques et sociaux, le capitalisme est sans conteste le plus naturel. Ceci suffit déjà à indiquer qu’il sera le pire […]

Cette notion de vieillissement et de mort est insupportable à l’individu humain… Aucune civilisation, aucune époque n’ont été capables de développer chez leurs sujets une telle quantité d’amertume.

Mais l’oeuvre est trop brillante et complexe pour se laisser enfermer dans un casier médiatique par une critique idéologique inepte. Michel Houellebecq a parfaitement intégrée que l’homme est un homme-environnement ( voir les admirables travaux de sémantique générale d’Alfred Korzybski ) qui se construit en lien étroit avec les systèmes dans lesquels il nait, grandit et qu’il ne choisit pas. Oui, l’existentialisme sartrien est une sacrée connerie ! Ces systèmes ne désirent pas simplement s’imposer à nous, ils veulent nous convaincre de leur bien-fondé et désirent que nous les aimions.

Mais tous communient dans la certitude de passer un agréable après-midi, essentiellement dévolu à la consommation, et par là même de contribuer au raffermissement de leur être.

Personne n’échappe à son Espace-Temps, et Michel Houellebecq n’aime pas le sien.

Je n’aime pas ce monde. Décidément, je ne l’aime pas. La société dans laquelle je vis me dégoûte ; la publicité m’écœure ; l’informatique me fait vomir. Tout mon travail d’informaticien à multiplier les références, les recoupements, les critères de décision rationnelle. Ca n’a aucun sens. Pour parler franchement, c’est même plutôt négatif ; un encombrement inutile pour les neurones. Ce monde a besoin de tout, sauf d’informations supplémentaires.

Les lueurs d’espoir ou de satisfaction sont parfois sexuelles mais éphémères et illusoires tant le monde des femmes aurait peu de rapports avec celui des hommes. Parfois, une béance s’ouvre et nous invite à nous élever au dessus de notre pathétique modernité ; l’art, les fulgurances amoureuses ou/et sexuelles, le détachement stoïcien, l’humour, même s’il est désabusé, des convictions profondes qui cimentent une personnalité ( à considérer que dans notre société dite « individualiste » subsiste encore des individus ), la richesse d’une vie intérieure que l’auteur semble envier à certains mystiques, l’ardeur à mener à bien un travail désiré, ont le pouvoir de nous arracher sporadiquement à notre sombre condition. « Le pessimisme est un humeur, l’optimisme une volonté  » nous rappelle Alain.

La nuit est avancée, le jour approche. Dépouillons-nous donc des œuvres des ténèbres, et revêtons les armes de la lumière.

Incipit

L’auteur se dresse contre ce monde anti-schopenhauerien ; le malheur de la condition humaine est nié au profit d’un progressisme niais, assimilé à des avancées techniques ou à une augmentation du pouvoir d’achat, dans lequel le résident d’EHPAD devrait sourire sur son lit de mort et faire de son agonie une story positiviste. Non, la vie nous dresse au fouet, le technicisme est un leurre et  » la vie est un pendule oscillant entre souffrance et ennui « . Partant de ce constat bouddhiste ( « la vie est souffrance« , premier précepte ), Michel Houellebecq ne sombre pas dans le nihilisme : il y a la possibilité de faire émerger son île qui, sans être paradisiaque, serait au moins vivable.

Tout ce qui aurait pu être source de participation, de plaisir, d’innocente harmonie sensorielle, est devenu source de souffrance et de malheur. En même temps, je ressens, avec une impressionnante violence, la possibilité de la joie […] Je ressens ma peau comme une frontière, et le monde extérieur comme un écrasement. L’impression de séparation est totale ; je suis désormais prisonnier en moi-même. Elle n’aura pas lieu, la fusion sublime ; le but de la vie est manquée. Il est deux heures de l’après-midi.

Echec provisoire ou définitif, le héros a le mérite de se battre contre l’évaporation de son élan vital et les valeurs de la vie moderne. Les conséquence de notre modèle sociétal serait la disparition de l’amour véritable, de l’affection, de la tendresse, de ces sentiments puissants qui unissent les hommes.

Phénomène rare, artificiel et tardif, l’amour véritable ne peut s’épanouir que dans des conditions mentales spéciales, rarement réunies, en tous points opposées à la liberté de moeurs qui caractérise l’époque moderne. Véronique avait connu trop de discothèques et d’amants ; un tel mode de vie appauvrit l’être humain, lui infligeant des dommages parfois graves et toujours irréversibles […]

L’idée me vint peu à peu que tous ces gens – hommes ou femmes – n’étaient pas le moins du monde dérangés ; ils manquaient simplement d’amour. Leurs gestes, leurs attitudes, leurs mimiques trahissaient une soif déchirante de contacts physiques et de caresses ; mais, naturellement, cela n’était pas possible […]

On taxe Michel Houellebecq de misogynie, mais pourquoi épargnerait-il les femmes alors que le rôle le plus tragicomique, le plus pitoyable, est tenu par le mâle !

J’ai eu plusieurs femmes, mais pour des périodes limitées. Dépourvu de beauté comme de charme personnel, sujet à de fréquents aspects dépressifs, je ne corresponds nullement à ce que les femmes cherchent en priorité. Aussi ai-je toujours senti, chez les femmes qui m’ouvraient leurs organes, comme une légère réticence ; au fond, je ne représentais guère, pour elles, qu’un pis-aller. Ce qui n’est pas, on en conviendra, le point de départ idéal pour une relation durable.

L’écrivain sulfate tout azimut sans pour autant s’avérer misanthrope. Non, ses congénères voguent grosso modo dans la même galère que l’auteur.

J’ai l’impression qu’il ( un ami prêtre ) me considère comme un symbole pertinent de cet épuisement vital. Pas de sexualité, pas d’ambition ; pas vraiment de distraction, non plus. Je ne sais que lui répondre ; j’ai l’impression que tout le monde est un peu comme ça. Je me considère comme un type normal. Enfin peut-être pas exactement, mais qui l’est exactement, hein ? Disons à 80 %. Pour dire quelque chose, je fais cependant observer que de nos jours tout le monde a forcément, à un moment ou à un autre de sa vie, l’impression d’être un raté. On tombe d’accord là-dessus.

On n’a rien demandé, on est là, abandonné à la vie, à une société merdique, mais on ne veut pas mourir, on s’accroche à l’existence comme une moule à son rocher, mais ça ne changera rien, va bien falloir y passer.

Si les relations humaines deviennent progressivement impossibles, c’est bien entendu en raison de cette multiplication des degrés de liberté dont Jean Yves Fréhaut se faisait le prophète enthousiaste. Lui-même, n’avait connu, j’en ai la certitude, aucune liaison ; son état de liberté était extrême. J’en parle sans acrimonie. C’était, je l’ai dit, un homme heureux ; ceci dit, je ne lui envie pas son bonheur.

Mais pour lutter contre la désespérance, il y a l’humour. L’humour houellebecquien, trop souvent négligé dans l’analyse de son œuvre, a quelque chose d’unique et de terriblement savoureux. A partir d’une situation banale, on assiste à un crescendo se clôturant par une surprenante apothéose ( M.H. est un être facétieux ). La ponctuation et le rythme, très musical ( on sent l’influence de la poésie ) jouent un rôle prépondérant.

C’est alors que quelque chose bascule chez mon chef de service ; le vol de ma voiture, visiblement, l’indigne. Il ne savait pas ; il ne pouvait pas deviner ; il comprend mieux, à présent. Et au moment de se quitter, debout près de la porte de son bureau, les pieds plantés dans l’épaisse moquette gris perle, c’est avec émotion qu’il me souhaitera de « tenir bon » […]

Au fond, il n’est pas tellement à plaindre, ce Bernard. Je pense même qu’il est heureux dans la mesure qui lui est impartie, bien sûr ; dans sa mesure de Bernard […]

Certains cadres supérieurs raffolent des filets de hareng ; d’autres les détestent. Autant de destins, de parcours possibles […]

Une jeune fille choisie parmi les plus pures remit au futur retraité sa canne à pêche. Il la brandit timidement à bout de bras. Ce fut le signal de la dispersion vers le buffet […]

On ne peut pas dire que ça eut été une mort très digne, avec tous ces gens qui passaient, qui poussaient leurs caddies ( on était à l’heure de plus grande affluence ), dans cette ambiance de cirque qui caractérise toujours les supermarchés […]

Dès maintenant, la directrice commerciale des Trois Suisses était donc heureuse de pouvoir m’attribuer personnellement un code chouchou […]

Une vie simple et rustique, avec beaucoup de noblesse. Une vie assez stupide, également […]

Imaginer une famille de vacanciers rentrant dans leur Résidence des Boucaniers avant d’aller bouffer leur escalope sauce pirate et que leur plus jeune fille aille se faire sauter dans une boîte du style « Au vieux Cap-Hornier », ça devenait un peu agaçant ; mais je n’y pouvais rien […]

En général, je déteste les dentistes ; je les tiens pour des créatures foncièrement vénales dont le seul but dans la vie est d’arracher le plus de dents possibles pour pouvoir s’acheter des Mercedes à toit ouvrant […]

Lisant à l’envers sur son carnet à spirales, je vois que mon psychiatre note : « ralentissement idéatoire ». Ah ah. D’après lui, je serais donc en train de me transformer en imbécile. C’est une hypothèse […]

Dans le cadre de ces contraintes, mon chef de service se comporte assez bien, il me cherche des excuses. A un moment, il émet : « Dans ce métier, nous sommes parfois soumis à des pressions terribles… – Oh pas tellement » réponds-je.

Il sursaute comme s’il se réveillait, met fin à la conversation […]

Selon ma psychologue, ce n’était pas intéressant : je devais au contraire m’impliquer, essayer de me  » recentrer sur moi-même ».

« Mais j’en ai un peu assez de moi-même… objectais-je.

Mon psychiatre précise sa pensée en me parlant des « possibilités de rapports sociaux » offertes par le travail. J’éclate de rire à sa légère surprise. Il me redonne rendez-vous pour lundi […]

Et le sexe dans tout ça ?

La sexualité est un système de hiérarchie sociale.

Voilà résumé en une phrase lapidaire la théorie sexuelle houellebecquienne. Guère de place pour l’amour.

Dans nos sociétés, le sexe représente bel et bien un second système de différenciation, tout à fait indépendant de l’argent ; et il se comporte comme un système de différenciation au moins aussi impitoyable. Les effets de ces deux systèmes sont d’ailleurs strictement équivalents. Tout comme le libéralisme économique sans frein, le libéralisme sexuel produit des phénomènes de paupérisation absolue […] Le libéralisme économique, c’est l’extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société. De même, le libéralisme sexuel, c’est l’extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société.

Plus ethnologue que sociologue de la société occidentale, comme l’ont été les pionniers français en Afrique au vingtième siècle, Michel Houellebecq utilise un style apparemment banal et quasi-scientifique pour pilonner les fondations de notre société mais manifeste néanmoins un certain humanisme, voir un romantisme désappointé : la tâche s’avère de plus en plus ardue, mais l’homme, individuellement comme collectivement, a peut-être encore un destin. A contrario, si notre société est dans un état de putréfaction irréversible, les générations futures pourront considérer ce grand romancier pour ce qu’il est peut-être : un génial médecin légiste.